mardi 28 mai 2024

Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé, par Laurent Gaudé, éditions Actes Sud/Leméac

Avertissement: il n'est pas recommandé de lire ce livre dans un endroit public. Je l'ai lu dans un train: c'était une mauvaise idée, parce qu'il me semble à peu près impossible de retenir ses larmes, aussi subtiles soient-elles, en parcourant ce récit. Gaudé donne la parole à celles et ceux qui ont vécu, de l'intérieur ou de juste à côté, les attentats de Paris de novembre 2015. Terrasses, Bataclan, toutes les scènes y sont, mais aussi, et surtout, tous les acteurs, tant victimes que secouristes, parents, témoins, nettoyeurs. En quelque 132 pages, l'auteur fait se raconter des anonymes qui ont vécu ces horreurs. Il ne s'agit pas de témoignages, comme Carrère l'avait fait dans V13, mais plutôt de paroles données à autant de narrateurs qui n'en font qu'un. C'est comme si l'auteur se dédoublait et devenait chacune des personnes qui racontent.

Touchant: le mot est faible. On revit la violence de l'événement en se mettant à la place de ceux qui les ont vécues, mais après coup. Ces paroles sont celles qu'on raconte longtemps après un événement, alors qu'on est enfin capable de parler du pire avec un ton posé. C'est en tout cas l'effet que donne ce livre. Plus qu'un récit des événements, c'est plutôt un genre de bilan, un constat.

C'est écrit sobrement, avec une douceur à propos, et beaucoup de respect. En fait, c'est aussi un hommage à ceux qui racontent.

N'en demeure pas moins qu'il s'en dégage une tristesse infinie, beaucoup de résilience, et, pour ma part, des malaises difficiles à définir. Oui, il faut raconter ces horreurs. Qu'elles se soient produites dans une ville truffée d'écrivains de talent comme Laurent Gaudé fait en sorte qu'on puisse encorer en parler avec autant de compassion. Alors qu'est ce qui m'a causé ces malaises? La violence incontournable et tout ce sang? Le "ils" lorsqu'il parle des auteurs de l'attentat, un "ils" sans nom, ouvert, plein de ressentiment? La description du potentiel érotique de la rencontre de deux femmes décrit par un auteur masculin? Le fait qu'au moment de lire ce livre, les infos me parlent d'autres victimes qui subissent des violences semblables ailleurs et dont je me demande si elles auront, elles aussi, d'aussi beaux hommages pour raconter leurs peines immenses? Je sors de cette lecture avec des sentiments mélangés.

Reste que ce livre est d'une habileté que seul un grand auteur peut maitriser. Les mots sont superbes, le ton juste, et malgré tout, étonnament enveloppant. Plus qu'un récit, c'est une expérience de lecture.

jeudi 23 mai 2024

Rue Duplessis - Ma petite noirceur, par Jean-Philippe Pleau, Lux éditeur

Faut dire d'entrée de jeu que c'est une totale réussite. Pour moi en tout cas. Je suis en plein dans le public cible, et j'espère, pour l'auteur, que ce public est aussi large que tout le spectre de la société qu'il couvre avec ce livre.

Jean-Philippe Pleau raconte comment il est devenu un "transfuge de classe", de son enfance dans un milieu où l'éducation et la réussite n'avaient pas leur place, jusqu'à son métier d'animateur d'une émission de radio axée sur la pensée, la philosophie et la sociologie. Sans avoir manqué d'amour, l'auteur raconte comment il a manqué de tout le reste, de l'encouragement jusqu'à l'empathie, en passant par la confiance en soi, et j'en passe.

Bien sur, il s'agit d'une histoire personnelle. Bien racontée, elle contient des références d'auteurs en sociologie, étant donné l'expertise de l'auteur. Le livre est donc un essai où le parcours est racontée comme un roman, mais avec des moments d'arrêt où l'auteur/narrateur examine la situation ou les personnages pour faire des liens, expliquer un comportement ou l'aboutissement de ce qui est raconté. Dans le genre, c'est, à mon sens, une excellente façon d'informer en divertissant.

Ce n'est pas un ouvrage érudit difficile à lire. Pleau utilise souvent différents niveaux de langage pour décrire des scènes et nous fait souvent sourire tout en nous faisant réfléchir.

Parce qu'on réfléchit beaucoup en lisant Rue Duplessis. Beaucoup. Inévitablement, on se demande où on se situe par rapport à l'auteur, sa famille, et ce qu'il est devenu. On se questionne aussi sur le ton qu'il utilise parfois pour raconter telle ou telle situation. On craint parfois la condescendance, on redoute de bien déceler de l'ironie, mais finalement c'est plus simple que ça. C'est l'histoire d'un gars issu d'une classe sociale assez basse merci qui s'en extrait. Le constat qu'il en fait est à son image: parfois un peu maladroit, parfois hyper éclairé, mais toujours pertinent et surtout pas ennuyant. J'ai lu ce livre quasiment d'une traite, ce qui est rare pour moi, lecteur lent s'il en est un.

Je recommande Rue Duplessis pour le regard très allumé que Jean-Philippe Pleau porte sur la définition de classe sociale. Il y a les chanceux et les moins chanceux. Dans notre vie, on s'identifie parfois aux uns, parfois aux autres, mais ce que dit Pleau, c'est qu'on ne peut jamais être les deux en même temps. Vous, où vous situez-vous?

samedi 18 mai 2024

Les années désertées, par David Clerson, éditions Héliotrope

J'avais hâte de le lire. D'abord, je sortais de Stephen King, donc j'avais besoin de beauté. Ensuite, j'avais beaucoup aimé Mon fils ne revint que sept jours. Mais voilà, j'ai laissé tomber à la page 107 sur 137. Ce livre n'a pas été écrit pour moi. Mea culpa.

Le narrateur découvre les manuscrits de son frère disparu. Ce livre nous fait un résumé de cent histoires. Chaque résumé s'étend sur 2 à 3 pages en moyenne. À travers les histoires racontées, le narrateur glisse parfois l'état d'âme dans lequel il était à la lecture, ou il évoque tel ou tel souvenir de son frère.

Les histoires racontées sont le plus souvent d'un genre fantastique et glauques. Elles concernent des relations familiales, des personnages antropomorphiques, des ambiances oppressantes. On comprend que son auteur éprouvait de grandes difficultés à vivre. Enfin j'imagine. C'est malheureusement tout ce que j'ai compris.

À mon sens, Les années désertées nous laisse comprendre que l'auteur a toute la confiance de son éditeur, parce que publier un tel livre me semble risqué. Pas parce que ça ne ressemble à rien d'autre. En ce sens, on lève notre chapeau à Daniel Clerson. Je n'ai jamais rien lu de tel jusqu'ici. Le risque est plutôt de publier une oeuvre qui risque de ne rien laisser au lecteur, pas d'émotion forte, pas de sentiment en particulier. Ce salmigondis d'histoires est original, c'est certain, mais s'il dégage une atmosphère quelconque, je n'en ai malheureusement pas été imprégné. J'ai comme lu ce texte à distance, comme si on empêchait de m'en approcher parce qu'on ne voulait pas m'en donner la clé.

J'en sors septique, pas nécessairement déstabilisé, mais très déçu.

mercredi 8 mai 2024

Holly, par Stephen King, Scribner editions

Bon. Je me suis demandé ce que je faisais là. Stephen King. Vraiment? Le dernier que j'avais lu, c'était y'a si longtemps. Mais les critiques étaient bonnes et j'étais en forme, alors voilà... c'était une bonne idée. C'est un excellent bouquin.

Pourtant, moi, l'horreur: non merci. Oui, il y en a, c'est Stephen King, mais au début et à la fin du livre. Ça saigne beaucoup, mais ces scènes laissent la place à une enquête passionnante. Pourtant, moi, les enquêtes policières... Mais raconté comme ça: oui, j'embarque.

Holly est l'inspectrice privée qui sera chargée de retrouver une jeune fille disparue. On suit son enquête d'un point de vue assez inédit parce qu'on sait dès le début qui est le monstre, comment il procède, et pourquoi. Le livre fait donc se chevaucher deux situations: celle des victimes (il y en aura quelques unes) et leur bourreau, qui commence environ 10 ans en arrière, et celle de l'enquête qui commence et se termine à l'été 2021. Quand les deux histoires se rencontrent, on s'installe sur le bout de notre chaise jusqu'à la fin.

Vous vous souvenez de l'été 2021? On a tout fait pour l'oublier: on était en pleine pandémie mondiale, avec les masques, les vaccins, les pour, les contres, et tout. Stephen King brise le déni installé depuis la fin de tout ça. Il campe son histoire en plein dedans, avec les malaises, les débats, les mauvais souvenirs. Avec une histoire qui se déroule dans le Midwest américain, imaginez juste un peu les enjeux...

La mère de Holly vient de décéder. C'est une autre victime âgée du virus. Elle a refusé de se faire vacciner, et le livre commence avec ses funérailles... par Zoom. Or, Holly est hypocondriaque et ne partageait pas les avis de sa mère sur la question.

Ce roman porte sur le veillissement, le beau et le moins beau. Il y a plusieurs personnages âgés et certaines scènes sont très touchantes. King parle aussi de création littéraire, de poésie, d'art. Il mentionne plusieurs oeuvres d'écrivains américains actuels. Par moment, ça ressemble à un hommage à la création, à ses collègues. Parfois, on rit vraiment très fort de ses descriptions de personnages. Et d'autres fois, inévitablement... oui, j'y ai rêvé, une fois, et c'était pas drôle du tout, mais de toute évidence, c'était parce que ce roman m'a captivé. Stephen King est un immense auteur que je ne pourrais pas lire trop souvent. Je comprends toutefois ses fans et je m'incline devant son talent de conteur et sa connaissance fine de la psychée américaine, et par le fait même, de pas mal toute l'humanité souffrante. Un Stephen King réussi sur toute la ligne.