samedi 16 février 2013

Emmaüs, par Alessandro Baricco, éditions Gallimard

Vous souvenez-vous de la lecture d'un de vos livres préféré à vie? Je me rappellerai toujours comment j'avais terminé Soie: assis dans un autobus urbain, entouré de gens taciturnes qui se sont mis à me regarder bizarrement lors que j'ai découvert qui écrivait les fameuses lettres anonymes. J'étais comme foudroyé et pour le cacher, j'utilisais mon livre pour qu'il cache mon air abasourdi. Puis je suis passé par Océan Mer, Les châteaux de la colère, et comme ça jusqu'à Cette histoire-là. Et Sans sang... Ce coup de poing sans commune mesure. Chaque Barrico m'a hypnotisé. C'est le mot. J'attends encore le livre qui me fera le descendre du podium où je l'ai mis. Avec Emmaüs, on parlait d'un livre "personnel". J'ai cru à la possibilité du premier livre sinon ennuyeux, à tout le moins prétentieux ou verbeux. Eh non. Pas du tout. J'ai retrouvé Barrico. Je me demande même s'il n'est pas là à son meilleur. Les quatre gars ont 18 ans. De familles modestes, ils se rejoignent dans l'application de certains préceptes de la foi catholique. Oh, rien d'intégriste, mais beaucoup de naïveté. C'est la voie qu'ils ont choisie en groupe pour se distinguer et pour sauver le monde. Parce qu'à cet âge on se sent la force de pouvoir le changer, le monde, et tout est prétexte à nous y faire penser. C'est ainsi que s'immisce une fille qui les obnubile tous. D'un milieu plus aisé, elle semble vivre plus librement. Or est-ce le cas, et si oui, comment fait-elle? Est-elle un modèle à suivre? Jusqu'où aller avec elle, à côté d'elle, ou même sans elle? Emmaüs est une histoire de l'entrée dans le monde adulte, un genre de "roman d'apprentissage", mais réaliste. Or, du réalisme, dans les mots de Barrico, ça rend le monde beau, les pensées puissantes, les personnages attachants. Mais voilà, chacun des quatre gars possède sa propre part d'ombre, et avec les illusions, apparaissent aussi les désillusions. Lesquelles auront le dessus?
Ce roman n'est pas banal pour la simple raison que c'est Alessandro Barcico qui le raconte au "je", puisqu'un des quatre garçons est le narrateur. Ses angoisses sont aussi fortes que toutes les peurs qu'on a eues à cet âge, ses ébahissements aussi beaux que toutes les choses qu'on puisse encore s'imaginer parce qu'on y croit, parce qu'on veut que ça arrive, parce que c'est ça, la foi: croire à quelque chose, quel qu'il soit, et en provoquer l'accomplissement. Certaines scènes de ce livre sont si belles qu'elles nous ramènent à nos premières expériences de la beauté, de l'amour, de la peine. Faut l'faire pour recréer en mots des émotions aussi fortes. Tant s'y sont essayés sans vraiment y parvenir... Barrico, lui, y arrive avec brio. Loin des personnages ultra typés de ses fictions précédentes, Barrico nous présente ici quatre types qui se considèrent si modestes, si petits, que tous, autour d'eux, n'en deviennent que plus grands. Quel auteur, vraiment! Encore de grands personnages, mais tirés de la vie ordinaire. Et si les mots et l'histoire de Baricco sont si bien rendus, il faut mentionner l'excellente traduction de Lise Caillat. Françoise Brun avait déjà fait un travail formidable avec les ouvrages précédents de cet auteur qui demeure parmi mes favoris. Avec cette nouvelle traductrice, il m'est permis d'espérer encore plusieurs autres plaisirs à venir signés Alessandro Baricco. Ah, j'en lirais bien un autre là, juste là. Absolument superbe.