mardi 10 décembre 2019

There There, par Tommy Orange, éditions McClelland & Stewart (Penguin Random House)

Ce livre écrit en anglais a été traduit sous le titre "Ici n'est plus ici" aux éditions Albin Michel.

Il y avait un petit moment où je n'avais pas refermé un livre avec une telle émotion, celle du manque d'air, de la victime du jab en plein estomac. Et pourtant, la puissance de ce livre raconte l'impuissance. Mais il raconte aussi la meilleure façon pour s'en sortir: la fierté.

Avant les chapitres de There There, on a un petit lexique où chaque personnage est décrit en un paragraphe. Ça semble bizarre, mais c'est élégant, sympathique. Çs nous met dans le ton. Puis ça commence.

On est à Oakland. Dans chaque chapitre, un habitant différent de la ville se raconte. En fait ça, dépend; pour certain, l'histoire est au "je", pour d'autre, à la troisième personne, et même pour une autre, au "tu". Chaque histoire est différente mais chacun ont en commun de vivre dans cette ville, et même d'y être né pour la plupart, mais aussi d'avoir une origine amérindienne. Sur ce dernier point, pour certains, c'est clair et important, mais pour d'autres, c'est moins clair et pas vraiment important.

Un autre point que tous ont en commun, c'est que la vie n'est pas simple. Oakland s'embourgeoise alors que pour eux, la vie est compliquée: familles reconstitués, petits boulots, déménagements fréquents. C'est jamais vraiment simple. Pour la plupart, il y a un sentiment de "Mais qu'est-ce qui m'est arrivé?" ou de "Pourquoi je suis si mal?". Dans l'ordinaire de vies ordinaires, on sent un mal être soit profond, soit en surface, mais constant. Pour certains, c'est si évident que l'exutoire le plus commun, l'alcool, semblera le seul remède. Pour d'autres, une envie de réaliser quelque chose, de créer, prendra le dessus. Un besoin d'affirmer quelque chose, de montrer quelque chose.

Dans une scène, un personnage décrit avec précision l'état second qu'apporte l'alcool, cet oubli artificiel qui devient, au fil de sa vie, comme un but à atteindre, comme une seule issue. Tout ça sans trop savoir ce qui l'a mené là. Un autre personnage raconte comment est sa vie avec le syndrome d'alcoolisme foetal, et une autre encore, comment et pourquoi elle a dû donner son enfant en adoption. Il y a là beaucoup de drames, oui, mais décrits avec une tendresse telle qu'elle devient puissante et qu'elle vous fait vous attacher même à ceux pour qui la vie n'est vraiment pas d'aider celles des autres. Parce qu'à force de recevoir des coups, on en vient à savoir comment en donner...

Chaque personnage converge vers un événement qui fera culminer le livre pour sa finale dont je ne peux que vous dire, pour ne rien dévoiler, qu'elle vous ramène au fait qu'il s'agit bien d'un roman américain, qu'il y a de ces choses qui n'échappent pas à cette culture, soit-elle WASP ou amérindienne. Cette fin vous laissera pantois, mais certainement pas indifférent, comme tout ce livre, différent mais actuel du simple fait qu'il raconte des citoyens amérindiens vivant et nés en ville au 21e siècle.

L'écriture de Tommy Orange est d'une clarté qui fait du bien, tellement qu'elle adoucit la propos de ce qu'elle raconte. C'est rare. Rare aussi de sentir un tel amour de ses personnages, quels qu'ils soient.

Tommy Orange nous emmène à des kilomètres de la mondialisation et des extrémismes nationalistes en nous parlant du rapport à soi et de son environnement. On aura beau se prétendre citoyen du monde, on est toujours unique et particulier. On aura beau se prétendre unique et particulier, on fait quand même partie du monde. C'est ça, There There. Quelle réussite. J'en suis encore ému juste à regarder une photo de l'auteur. J'espère que vous ressentirez la même chose.



Oakland est en train de prendre un côté mythique, ou à tout le moins référentiel de l'Histoire récente des USA. J'en veux pour preuve ce premier livre de Tommy Orange, mais aussi l'excellent Telegraph Avenue, de Michael Chabon, qui m'est resté en tête longtemps, et que je recommande à qui veut s'imprégner davantage de l'ambiance de ce coin encore inconnu d'un pays malheureusement trop connu.

mardi 12 novembre 2019

La vie au-dehors, par Geneviève Boudreau, éditions du Boréal

Ce recueil de courtes nouvelles a pour décor le monde rural québécois. Chaque nouvelle est courte et contient un savant mélange de tendresse et de cruauté, à l'image un peu cliché qu'on se fait parfois des habitants de ces régions: sans zones grises, tout noir ou tout blanc.

La tendresse de Geneviève Boudreau provient d'abord de son style. Ses mots sont simples et beau, choisis, ses images sont souvent superbes. Certaines nouvelles portent le nom de "Portrait". Chacune contient une description qui tient sur deux ou trois pages: une chambre, une grange, un village. Ce sont autant de courts textes où l'objet devient le sujet" C'est totalement réussi, et le plus souvent tendre, plein d'images riches.

Les autres nouvelles mettent souvent en scène des membres d'une même famille. Un enfant, une mère, un père, tous différents, et toujours dans un contexte rural: exploitation agricole, résidences isolées, lisière de la forêt sont partout. Les animaux aussi, mais pas seulement ceux de la ferme comme un taureau ou des vaches, mais aussi une tortue, une salamandre, un chat. Et c'est souvent par là où arrive la cruauté.

Attention! Non, La vie au-dehors n'a pas à être mis à l'index des supporteurs des droits des animaux. Pas du tout. Cruauté n'est pas nécessairement synonyme de violence. Et s'il y a violence, elle n'est pas gratuite, bien qu'elle nous surgisse souvent en pleine face comme un coup de poing.

La cruauté s'immisce aussi entre humains. Et s'il ne s'agit pas de cruauté, parlons de dureté, de fatalité, et par là j'entends un persistant sentiment d'impuissance devant ce qui est plus grand que soi. N'oublions pas qu'on eproduit souvent ce qu'on a appris...

Alors on se demande si le décor rural n'était pas un peu facile pour ce genres de tableaux où lenteur et calme cachent de sombres travers. Peut-être, mais là n'est pas la question, à mon sens. Il me restera de ma lecture de La vie au-dehors des descriptions trop rares d'un monde qui m'est voisin, mais de plus en plus lointain malgré notre monde de communications omniprésentes. La mondialisation, c'est bien, mais à force de toujours tendre le cou pour regarder ce qui se passe plus loin, on en vient à ne plus porter attention à ce qui se passe juste à côté de nous. C'est un peu ça, avec ce livre. Bon, ce qui se passe n'as pas l'air facile. C'est dur, sans artifices, mais tranquille. Bref, c'est différent.

Il y avait longtemps que je n'avais pas lu un recueil de nouvelles, et je suis content que ça ait été celui-là. Si, comme toujours dans le cas d'un recueil, certains textes m'ont moins marqué que d'autres, aucun ne m'a paru de trop.

Je vous le recommande pour la différence, le dépaysement et la beauté des mots.

lundi 28 octobre 2019

Le charme discret de l'intestin, par Giulia Enders, éditions Actes Sud

En sous-titre: Tout sur un organe mal aimé; Nouvelle édition augmentée.

Cet essai scientifique a, de par sa nature, tout ce qui aurait pu me le rendre repoussant: les essais m'attirent peu, la science, encore moins. C'est bien la science, oui, mais ses explications se rendent rarement jusqu'à moi. Ça m'ennuie un peu. Et pourtant, ce livre est excellent et m'a appris plein de choses. Voilà un exemple probant de vulgarisation scientifique réussie.

Tout est d'abord dans le ton. L'autrice, une jeune gastro-entérologue allemande, nous raconte d'abord sa passion, l'étude du fonctionnement du corps humain, de la digestion des aliments, et plus particulièrement de la fonction des intestins. Bon, j'en vois qui sourcillent ou qui grimacent parce que pour eux, comme pour moi avant d'avoir lu ce livre, intestins rime avec ce qui sort de notre corps et non ce qui y entre. Or voilà, c'est justement le rôle de l'alimentation qui est aussi au coeur de tout ça mais, attention: sans morale, sans recommandations, suggestions de diète, de ci ni de ça. Voilà pourquoi ce livre m'a plu. Il me parle d'une partie de moi que je ne connais pas sans un ton docte ou bien-pensant, et en m'apprenant non seulement des choses sur l'organe en question mais aussi sur tout ce qui lui est relié.

La section sur le lien entre l'intestin et le cerveau est particulièrement intéressante. Humeurs, stress, anxiété sont autant de choses qui seraient étroitement reliées avec cette portion importante du processus digestif. C'est franchement intéressant. On peut même y tirer des conclusions sur des comportements observés tant dans son propre corps que chez les autres.

Autre découverte franchement passionnante: de l'importante des bactéries et de la relation qu'on a développé avec elles. Dans notre monde prétendument propre, on devrait apprendre à relativiser le terme "bactéries". Bien sur il y a les bonnes et les mauvaises, et l'autrice nous aide beaucoup à s'y retrouver, mais il y a aussi celles qui nous aident. Et quant à celles qui nous nuisent, prend-t-on vraiment les bons moyens pour les tasser? Et si on était plus fort en dedans, pour combattre les maux, plutôt que de tout désinfecter à l'extérieur? Y'a pas que ça mais...

Voilà un exemple de ce dont parle cet excellent ouvrage de vulgarisation. Écrit sur un ton hyper sympathique sans pour autant être infantilisant, c'est un ouvrage à la portée de tous. Bien traduit, il contient des illustrations de style bédé qui, bien qu'elles ne soient pas nécessairement toujours utiles, accompagnent bien le texte, et contribuent à dédramatiser un sujet qui aurait bien pu tomber dans le drame, oui, ou pire: les recommandations.

lundi 7 octobre 2019

Toute la lumière que nous ne pouvons voir, par Anthony Doerr, éditions Albin Michel

Nous revoici en pleine 2e guerre mondiale, période inspirante pour la littérature mondiale. Deux histoires sont racontées en parallèle: celle d'un jeune soldat allemand, et celle d'une jeune française. Si les liens entre les deux sont rapidement faciles à faire, le prétexte de leur rencontre finale, qu'on juge inévitable, l'est beaucoup moins. Sous des apparences de thriller, on navigue pourtant en pleine zone romanesque, avec des références historiques, scientifiques et psychologiques. Facile à lire, de facture classique, mais avec une fin efficace. Ne réinvente pas le genre, mais divertit pleinement.

Werner est un petit garçon élevé avec sa soeur dans un orphelinat allemand. Curieux et brillant, il développera une spécialité dans l'électronique, ce qui le mènera vers une école d'élite, puis sur le front pendant la guerre.

Marie-Laure est élevée par son père dans un appartement parisien. Le père, qui travaille dans un musée d'histoire naturelle, s'occupera pleinement de sa petite fille aveugle qui le suivra souvent sur son lieu de travail, où elle développera une connaissance pour la vie marine et les pierres précieuses. Puis vient la guerre. Ils fuient à Saint-Malo, un des derniers bastions de résistance allemands après le Débarquement. La ville sera assiégée et dévastée en août 1944.

Le contexte historique, s'il est hyper connu, devient passionnant lorsqu'il se déroule à Saint-Malo. Bon, on n'est pas à Stalingrad, mais on vit quand même un siège de l'intérieur, ce qui fascine toujours. Car les références historiques, mais aussi géographiques d'Anthony Doerr sont tout à fait intéressantes. Ses décors sont justes, bien décrits, comme d'ailleurs tout le livre, tout aussi bien traduit, précisons-le.

Ma seule réserve, qui concerne le côté un peu cliché des personnages, s'est estompée au fil des pages, alors que l'intrigue se développe. Par "cliché", j'entends d'abord leurs noms respectifs (vous verrez, y'a pas plus Français et Allemand), mais aussi par le côté un peu gros de certains personnages secondaires. On parle d'Allemands vraiment méchants et de Français, ou plutôt de Françaises un peu trop préoccupés par la bouffe et les petits plats, quelque soit le contexte... Mais justement, ça passe. Parce qu'il y a dans ce roman beaucoup de délicatesse. IL y est beaucoup question de la fragilité de certains humains, quels qu'ils soient, et aussi de la fatalité de l'Histoire qui emporte les uns comme un vent d'ouragan, en laissant les autres se réinventer, et par le fait même, continuer le monde. C'est vraiment très beau.

Bien ficelé, intriguant, Tout ce que la lumière... se lit tout seul. Il plaira autant aux amateurs de l'époque (la 2e Guerre), qu'à ceux des histoires truffées de rebondissements, ainsi qu'aux lecteurs pour qui décors et psychologies des personnages comptent autant que les personnages eux-mêmes.

Une belle réussite.

lundi 30 septembre 2019

Récolter la tempête, par Benoît Côté, éditions Le tryptique

Un adolescent, à Saint-Hyacinthe, au Québec, à la fin des années 1990. Si l'adolescence est trouble, cette époque de l'histoire du Québec l'est aussi, et le lieu est au coeur d'épisodes marquants, tant pour pour personnage principal que pour le Québec. Entre les tribulations d'un jeune homme qui découvre la vie et les désillusions d'un peuple pour qui il ne semble plus se passer grand chose, Récolter la tempête est un autre roman d'apprentissage de la vie, raconté sur un ton parfois cynique parfois sérieux, bref, un genre qu'on a déjà lu en littérature québécoise.

Mais attention! L'originalité réside dans l'écriture, où dialogues et narration se distinguent par des qualités différentes mais vraiment remarquables. Donc, plutôt que par le fond, ce bouquin se démarque par la forme, et je crois reconnaître là une distinction vraiment singulière.

Non, c'est pas la première fois où un gars raconte ses premières jobs, sa première blonde, ses premiers ébats amoureux, où il est questions de gangs d'amis, de relations troubles avec les parents, de façonnage de sa personnalité, de trop d'alcool, de mal amour. On aime ou pas cette catégorie de romans, mais qu'on le veuille ou non, il y a toujours un endroit où on s'y reconnaît un peu, et c'est sans doute pour ça qu'on le lit et qu'on aime... ou pas. Dans ce cas précis, c'est d'abord par la narration que j'ai eu un premier soubresaut, parce que Benoît Côté pratique le difficile exercice d'écrire ses dialogues en langue parlée. À titre de lecteurs, on le sait: le processus n'est pas toujours heureux, voir souvent casse-gueule parce qu'incomplet ou mal rendu. Ici, les premiers dialogues peuvent en effet surprendre, mais on se rend rapidement compte que c'est réussi. La langue parlée n'est pas seulement accessoire. Elle crée carrément l'ambiance de tout le livre, et c'est réussi, tellement qu'on a parfois l'impression de lire un script de film ou de série télé.

Bon, précisons: il sera difficile à qui connaît pas ou peu les expressions québécoises, de lire Récolter la tempête. Les apostrophes pullulent comme autant de pirouettes faites avec les mots, mais sans tomber dans le "pittoresque". Je le répète: c'est très bien fait. Et outre les dialogues il y a les parties narratives. C'est là où se confirme le talent de l'auteur. Côté écrit bien, ses métaphores sont très belles, ses descriptions justes, ses sentiments, vrais et bien rendus. On est souvent touchés, entre deux dialogues de personnages savoureux.

L'histoire ici racontée trouve son originalité à la fin du livre, bien que... En 1997, à Saint-Hyacinthe, on était en plein coeur de la crise du verglas. C'est ce que vivront les personnages ados de Récolter la tempête. Cette l'atmosphère de fin du monde, de fin de quelque chose, à tout le moins, n'est pas sans rappeler celle de la Déesse des mouches à feux, de Geneviève Petersen, où des ados saguenéens vivaient plutôt les inondations dites du "déluge du Saguenay".

Coïncidence? Début d'un genre de la littérature québécoise où l'adolescence se termine, ou se détermine, avec les forces de la nature déchainée? Je dis ça sans ironie. Pourquoi pas? Qu'importe. Récolter la tempête révèle un nouvel auteur d'un style qui, sans réinventer quoi que ce soit, rafraîchit beaucoup de choses.

mercredi 11 septembre 2019

Le train d'Erlingen, par Boualem Sansal, éditions Gallimard

Une dame aisée, d'un certain âge, raconte qu'elle et les habitants de sa petite ville allemande sont assiégés. Des envahisseurs les menacent. Leur arrivée est incessante. La seule planche de salut de la population est la venue d'un train, envoyé par les autorités, pour évacuer la population... en tout ou en partie, ça reste à voir. L'ordonnancement de cette éventuelle évacuation se passe mal. C'est la narratrice qui en témoigne à travers des lettres qu'elle adresse à sa fille exilée. Les autorités responsables ne font pas son affaire, elle les pourfend, et avec raison, prétend-t-elle. Ne les connait-elle que trop bien, elle, la riche héritière de la famille la plus fortunée de la ville? Ne leur a-t-elle pas donné leurs pouvoirs antérieurement?

Et ces envahisseurs, parlons-en. Personne ne sait qui ils sont! On les sait seulement sanguinaires, dangereux et... différents. Il faut les fuir!

Cette étonnante métaphore de notre société actuelle se termine à peu près au milieu du livre. L'auteur nous avait averti dès le départ: ce que vous lisez ici ne ressemblera à rien d'autre que vous avez lu avant. En effet, mais on n'est pas perdu pour autant. En seconde partie, donc, c'est la fille de l'autrice du départ qui prend la parole en expliquant pourquoi et comment sa mère a écrit cette histoire. On entre ici dans un nouveau récit, celui d'une dame à la retraite qui quitte la France pour aller s'installer en Allemagne. Mais voilà qu'un retour au pays tourne mal alors qu'elle est la victime d'une attaque menée par des intégristes religieux.

On comprend que les maux de notre époque ont inspiré ce Train d'Erlingen à l'écrivain d'origine algérienne. Lecteurs, vous y verrez ce que vous y voudrez, mais vous serez irrésistiblement menés à réfléchir sur ce qui est en train de nous arriver, et par "nous", j'entends la société occidentale, mais pas seulement. Tiens, précisons: en sous titre au Train d'Erlingen, on a: "ou La métamorphose de Dieu". C'est tout dire...

Après nous avoir soulevé des questions avec ses deux histoires brillantes et savamment maîtrisées, Sansal y va de son opinion sur toute la question dans le dernier quart du livre où sa nouvelle narratrice, la fille de l'autrice du départ, se permet des "notes" en exergue à l'histoire de sa mère pour donner son interprétation de ce qu'on vient de lire. Il y est question de différence, d'identité, de migration, d'ouverture d'esprit. Vaste programme. C'est dans ces notes que je me suis finalement un peu perdu, mais je suis pourtant certain que plusieurs y trouveront matière à réflexion et quantités d'observations intelligentes de notre époque. Quant à la forme de ce récit suivi d'un autre, j'ai aimé l'audace. À elle seule, la première partie vaut tout le livre. C'est truculent. Mais la seconde partie aussi. J'y ai découvert un esprit vif et un observateur très allumé. Je ne connaissais pas Boualem Sansal et c'est avec plaisir que je vais maintenant le suivre.

dimanche 11 août 2019

Je remballe ma bibliothèque, par Alberto Manguel, éditions Leméac/Actes Sud

En sous-titre on a: Une élégie et quelques digressions.

Alberto Manguel, l'amoureux des livres, avait installé sa bibliothèque en France. Mais voilà que des raisons administratives l'emmènent à devoir quitter le pays. Parce que plus encore que de lui, Mangue parle de sa bibliothèque. Ce gars-là se définit par ses livres et c'est ce qui le rend si intéressant.

Dans cet essai, j'ai retrouvé l'auteur d'Une histoire de la lecture. Ce titre, paru dans les années 90, fait partie de mes lectures marquantes à vie. C'est certainement l'essai qui m'aura le plus touché. J'aurai ensuite tenté de suivre Manguel avec un autre essai (De l'autre côté du miroir) un peu plus tard mais il m'aura perdu. Je comprends maintenant pourquoi, mais je sais aussi pourquoi il m'a tant manqué.

Alberto Manguel est un érudit. Dans cette partie du monde où je vis, et sans doute en plusieurs autres endroits, une telle érudition n'est absolument pas valorisée. Elle impressionne, et procure à plusieurs un sentiment de se faire rabaisser. Or Manguel est tout le contraire de ça. Érudit, oui. Il cite je ne sais combien d'auteurs, de livres, de vers, mais avec tant de passion et d'à propos que jamais on ne sent de condescendance. Pour cette raison, et plusieurs autres encore, il ne devrait faire peur à personne.
Cette passion lui vient des livres. Lui, sa vie, c'est ça: lire, et aimer ça. Et c'est de ça dont il parle, comme d'autres parlent de sport, de plein-air, de politique. Pour Manguel, ce sont les livres qui le mènent. Si on aime un tant soit peu la lecture, il faut lire Manguel au moins une fois.

Dans ce livre, il aborde entre autres choses l'expérience vécue à Montréal, avec le metteur en scène Robert Lepage, lors de l'exposition "Une bibliothèque la nuit" où sa fameuse bibliothèque personnelle était justement le point de départ. Il parle aussi de son expérience toute nouvelle à titre de directeur de la bibliothèque nationale d'Argentine, à Buenos Aires, sa ville de naissance. Or, Manguel est aussi citoyen canadien, et son expérience du Canada se reflète aussi dans ses écrits. C'est à noter.

Ses réflexions sur ce qui s'écrit, et ce de par le monde, sont stimulantes. En gros, ce qu'il dit, c'est que si on s'imagine encore souvent que la littérature n'a jamais changé le monde autant qu'une "bonne" révolutions sanglante ne l'a jamais fait, cette même littérature doit quand même avoir quelque effet, parce lors d'une révolution, elle est souvent la première à subir interdictions et censures. Pout lui, une bibliothèque, c'est une mémoire, personnelle ou collective, qui se perpétue. J'aime cette idée.

Parfois chargée parce profonde, mais extrêmement stimulante, la lecture de Je remballe ma bibliothèque conviendra à ceux qui reconnaissent une valeur dans les livres, qui ont la lecture comme passe-temps, et qui respectent le travail des écrivains. Me reconnaissant dans chacun de ces portraits, j'avoue avoir beaucoup apprécié. Merci de l'avoir écrit, Alberto Manguel.

jeudi 25 juillet 2019

Nomadland, par Jessica Bruder, éditions Globe

Cet essai traduit de l'anglais raconte le phénomène des gens qui vivent dans des minivans ou des campings cars aux USA. L'autrice est journaliste et elle a mené une vaste enquête sur plus de deux ans en s'immisçant au sein de cette communauté particulière. Bienvenue aux States.

Ce portrait de la société américaine fait sans doute en sorte que les impressions qu'on porte envers elle teintent les impressions qu'on a du livre. L'omniprésente société américaine en fascine encore plusieurs, et si elle ne nous fascine pas, elle nous entoure tellement qu'elle nous incite à l'analyser, à la regarder fréquemment, à lui faire face constamment. Soit on y prend goût, soit on ne s'en rend plus compte, soit on se tanne. Je suis des derniers. Plusieurs excellents produits culturels émergent des USA, mais d'un point de vue humain, je ne vois pas en quoi je devrais plus m'intéresser à eux qu'à tout autre peuple. Ceux-là prennent trop de place à mon goût. D'où ma réaction dubitative face à ce livre, qu'il faut avouer être fort bien fait.

La crise économique de 2008 a frappé fort en ce pays. Elle en a laissé plusieurs presque sur la paille. Plusieurs d'entre eux ont choisi la vie nomade dans une résidence sur quatre roues. Bon. Vous me direz: on n'invente rien, là, Les gitans s'y connaissent depuis des siècles. Et n'y a-t-il pas assez de peuples nomades comme ça pour qu'on s'arrête sur ceux-là pour qui c'est quand même pas si difficile? En effet. J'ai beaucoup pensé à ça en lisant Nomadland. L'autrice explique bien comment la plupart se ramassent là, pourquoi ils font ce choix. Une grande majorité a en haut de 50 ans, voir de 60, et tous vont d'un lieu de travail temporaire à un autre. Le but: se ramasser un petit pécule pour survivre. Parmi les principaux employeurs, il y a les parcs avec terrains de campings et les entrepôts d'Amazon.

Leur vie n'est pas facile, mais c'est pas l'enfer non plus. Solitaires, ils se tiennent, se supportent en se rencontrant parfois dans de grands rassemblements. Pas méchants, volontaires, ceux que l'autrice a côtoyé sont amers, mais résilients, fatigués mais motivés. Leur but: économiser de l'argent et en avoir assez pour vivre.

Il y a dans ces personnages beaucoup de naïveté et énormément de résignation. Leurs boulots sont éreintants et mal payés, ils sont âgés et racontent leurs débrouilles. Ouais, bon. Ces portraits sont corrects. On en pense ce qu'on veut. En se mettant à leur place, l'autrice n'a toutefois pas décidé de tout lâcher pour faire comme eux, non. Elle les décrit, et à travers eux, tout un pan de la mentalité de ce pays, et c'est là où j'ai puisé mon intérêt. Dans quelques rares pages, Bruder s'avance pour parler de l'indécrottable optimiste factice américain qui peut parfois nous taper sur les nerfs. Elle aborde juste un peu, aussi, le fait que la plupart sont blancs et que vivre de cette façon, pour des Afro-Américains est pratiquement impossible tellement ils seraient contrôlés par les autorités. Bref, vous voyez, c'est tout ça, Nomadland. C'est les USA d'aujourd'hui, un portrait original, mais réaliste, pas fascinant mais intéressant. Comme le pays. Je comprends l'intérêt qu'a suscité ce livre aux USA, mais hors ses murs, de mon côté, c'est ça: intéressant, mais pas fascinant.

mercredi 3 juillet 2019

Autour d'elle, par Sophie Bienvenu, éditions Cheval d'août

Si mon premier Sophie Bienvenu m'avait marqué, ce deuxième m'a transformé en admirateur inconditionnel. Y'avait quand même un petit bout qu'un livre ne m'avait pas autant chaviré.

Chacun de la quinzaine de chapîtres est assez court. On commence par un désir d'amour d'un ado presque adulte, puis un autre personnage prend la parole avec une autre histoire complètement différente, et ça va ainsi pour le reste du livre, avec autant de narrateurs différents qu'il y a de chapîtres. Si les histoires diffèrent, tous ont pourtant un lien commun: Florence. Certains ne l'ont que vue passer, d'autres partagent avec elle un lien de sang. Et si les histoires de chacun n'ont souvent rien d'extraordinaires, la façon unique de les raconter toutes est absolument hallucinante. C'est là où je deviens accro de Sophie Bienvenu.

Sensible et vraie sont les deux mots qui me viennent pour décrire son écriture. Rare sont les auteurs qui savent transmettre leur amour des gens de la sorte. J'aurais pu parler de "connaissance des gens", mais j'ai plutôt perçu un amour du monde, de personnages individuels qui peuplent la vie de la ville et du pays où vit Sophie Bienvenu. Ses personnages vivent des amours, des amitiés, des déceptions, des remises en questions, et au centre de ce cercle de personnage, il y a la fameuse Florence qui vit tout ça en même temps. Ouf!

Ce livre est peuplé de personnages qu'on voudrait prendre dans nos bras. Même si on n'a jamais vécu les épisodes racontés par chacun, on les comprend. Le lien qu'on développe avec eux, même si leur passage respectif est souvent furtif, est fort, aussi fort, dirais-je que le talent de cette autrice pour décrire précisément des sentiments, des impressions.

Fan de belles histoires, je ne me laisse pas attendrir si facilement, mais lorsque ça arrive aussi fort qu'avec Autour d'elle, je ne peux qu'avoir envie de le partager. J'ai lu ce livre en prenant de courtes pauses après chaque chapitre. C'était pourquoi, donc? Méditer? Goûter? Reprendre mon souffle? Je ne me rappelle plus mais... ah oui, ultime détail supplémentaire: y'a une trame sonore du livre à la fin.

Voilà vraiment un bouquin parfait pour moi. Et pour vous aussi, j'en suis certain. Coup de coeur assuré.

lundi 24 juin 2019

Aux confins du monde, par Karl Ove Knausgaard, éditions Folio (Poche)

C'est peut-être la quatrième fois où je me demande comment ça s'fait que je suis en train de lire du Knausgaard. Et cette fois plus que toutes les autres, j'ai bien failli décréter que ce serait la dernière fois. Mais bon, il en reste deux autres...

Ça s'peut. On verra.

Dans ce quatrième tome de l'histoire de sa vie, le Norvégien raconte les épisodes entre 16 et 18 ans. On commence par les 18 ans, alors qu'il part pour un premier job sérieux: il ira enseigner pour un an dans l'extrême nord de la Norvège. D'où le titre. Bon, maintenant, si vous vous imaginez "les confins du monde" comme un endroit digne de Jules Verne ou d'Edgard Alan Poe, par exemple, vous serez déçus. On est dans les années 80. Le village où il se retrouve est on ne plus "normal", bien que l'environnement soit exceptionnel, plein de mer et de rochers. Faut donner à Knausgaard que si sa relation avec les humains est assez discutable, celle avec son environnement est nettement meilleure. Il rend les décors agréables, à défaut de se présenter comme tel.

À cet âge tendre, le jeune adulte qu'il est est en apprentissage d'un métier, oui, mais lui reste une chose à apprendre encore, et on ne parle pas de n'importe quoi... Son obsession: coucher avec une fille. La première moitié du livre tourne à peu près autour de ça. Si c'est d'abord normal, puis drôle, ça devient ensuite lourd. Or, voilà, je crois qu'une fois encore, il l'a fait exprès. Parfois, c'est franchement con. Iln nous tape sur les nerfs avec ses histoires. Alors que j'allais lâcher le livre et l'auteur avec, arrive une seconde époque, celle de ses 16 ans. Ses parents ont divorcé et sa vie est séparée entre ses deux parents. Comme on l'a compris dans ses autres livres, sa relation avec son père sera trouble. Remarié, ce dernier deviendra même père d'un nouveau poupon. Or, le bonheur n'est (toujours) pas au rendez-vous, et ses garçons en subissent les frais. De l'autre côté, il y a la mère, discrète, enfin libre, compréhensive. Et il y a aussi la société norvégienne, les années 80, la musique à fond la caisse, les beuveries pour célébrer la fin des classes. Me voilà rembarqué dans ses histoires...

Au-delà de la Norvège, Knausgaard raconte aussi, et surtout, une génération. En ce sens, il rejoint ceux de la sienne, de génération. J'en suis, et j'avoue comprendre ce que d'aucuns trouveront insipides, inutile ou vide. Or, le succès de Knausgaard, c'est ça: raconter de l'inutile au détail le plus fin. Ça reste d'une vacuité hallucinante et d'un intérêt indéniable. Sacré Knausgaard.

Ceci dit, continuer au pas? Restent deux livres. Je verrai. Comme ce quatrième, je mettrai probablement la main dessus "par hasard", en passant devant le rayon des K d'une librairie. D'ici là, si vous n'avez jamais rien lu de pipeul parce que vous ne vous reconnaissez absolument pas là-dedans, osez lire La mort d'un père, son premier, et vous verrez que vous aussi, vous risquez d'embarquer.

mercredi 5 juin 2019

La griffe du diable, par Lara Dearman, éditions Robert Laffond

Voilà un polar dont la construction est convenue mais le décor, original. Une enquête sur une série de meurtres est menée par un policier en fin de carrière et une journaliste dans la petite communauté des habitants de l'île anglo-normande de Guernesey. Donc, si les protagonistes sont en effet assez convenus, le cadre diffère, et c'est d'autant plus intéressant que l'autrice connaît manifestement très bien le milieu qu'elle décrit.

L'histoire se déroule à notre époque. Les gens sont gentils, se connaissent pas mal tous et les disparités sociales en font un genre de microcosme de toute nation occidentale qu'on puisse imaginer. Comme pour d'autres romans que j'ai lu ces dernières années, les caractéristiques inhérentes aux petites communautés rendent tout plus gros: les perceptions, les fiertés, les relations, les peurs. C'est dans ce contexte qu'évoluent les deux personnages principaux, entrainés dans leur enquête par la mort d'abord anodine d'une jeune femme. Leur enquête les mènera à explorer l'histoire récente de leur coin de Terre, et tout particulièrement celle de l'Occupation, pendant la 2e Guerre mondiale. Les îles anglo-normandes ont en effet été la seule portion de territoire britannique, et cette situation aura une incidence sur le fil des événements. C'esg intéressant et bien amené.

Bon décor, donc, contexte social et historique vraiment intéressant. Côté intrigue, c'est assez classique. Les deux enquêteurs ont chacun leurs démons intérieurs à apprivoiser, et ce sont ces parts d'ombres qui feront d'eux des humains mieux outillés que les autres pour dénouer les fils des intrigues dont ils sont d'abord témoins et dont ils feront partie, au fil de l'histoire.

Le polar est un style d'écriture dont les conventions sont établies, et ces conventions sont ici bien respectées. Je note toutefois, quelques "tics" ou exercices de style un peu inutiles. Comme cette fâcheuse manie. D'écrire. Une phrase complète. En mettant des points partout. C'est un peu comme si on indiquait au lecteur des endroits où faire une pause, un peu comme s'il était le narrateur d'un texte tragique qu'un débit lent rendrait encore plus tragique qu'il ne le faudrait. C'est un peu infantilisant et, encore une fois, assez inutile.

Un bon polar, donc, qui fait découvrir une contrée mal connue. Écrit et traduit honnêtement, sans violence désagréable mais avec une bonne tension qui, à mon sens, trouve son dénouement un peu rapidement à la fin. Mais bon, les amateurs de thrillers sauront me dire si j'ai raison ou tors sur ce point.

mercredi 22 mai 2019

Mer blanche, par Roy Jacobsen, éditions Gallimard

Nouvelle découverte d'un auteur norvégien, nouveau coup de coeur. Écriture sèche mais colorée, descriptions magnifiques, sentiments profonds, avec peut-être un moins de poésie que ceux que j'ai lus jusqu'ici. N'empêche: ça fonctionne.

Sur une île de la côte du nord de la Norvège, la guerre sévit depuis déjà quelques années. On a beau vivre au nord du Nord, les occupants Allemands ont quand même tout bousculé. La vie d'Ingrid, que les événements ont emmenés à vivre presque seule sur son île, sera bouleversée par le naufrage d'un navire Allemand sur les côtes de son île, et plus particulièrement par un rescapé de ce naufrage. Pendant qu'elle doit réorganiser sa vie, c'est tout un pays qui est en train de faire de même. Se réorganiser, c'est aussi savoir s'adapter: aux saisons, aux privations, aux étrangers. Et qui sait s'adapter sait aussi survivre.

Bien que basé sur une tragédie, Mer blanche possède un côté lumineux qui vous fait le refermer en vous sentant bien. Non, ça ne se termine pas tragiquement, même si ça ressemble à ça. Si leur vie est dure, les personnages sont tous animés d'un désir d'aller par en avant.

Roy Jacobsen montre ici que "tragique" ne rime pas nécessairement avec "négatif", et c'est d'autant plus étonnant que ça se passe en pleine guerre. mais voilà justement ce qui distingue un auteur de ce genre: une façon de raconter qui crée un aura mystérieux et confortable autour de l'histoire. Voilà aussi pourquoi je reviendrai toujours régulièrement vers les auteurs scandinaves, tout particulièrement norvégiens et islandais. Ils ont ce dont d'assimiler décor et personnages pour qu'on en vienne à aimer, adorer ou détester autant l'un que l'autre, parce que justement, l'un ne va pas sans l'autre.

Avec Mer blanche, je découvre un auteur que j'espère relire.

mercredi 15 mai 2019

Fair-Play, par Tove Jansson, éditions La Peuplade

Deux dames âgées vivent leur retraite ensemble. Artistes, elles se livrent chacune à leurs passions le plus librement du monde.

Écrit comme une chronique, ce livre étrange est constitué de scènettes plus ou moins reliées les unes les autres. Si son sujet est superbe, son ton en laissera plusieurs dubitatifs.

Comme plusieurs livres de ce genre, il faut prendre conscience de son contexte historique. Écrit en 1989 en Finlande, son propos a dû en laisser plusieurs perplexes à sa sortie. Il me semble qu'on se sera posé des questions comme: "Qu'est-ce que c'est que ces deux dames âgées qui se parlent comme si elles étaient un couple?" "Qu'est-ce que c'est que ces deux artistes qui vivent dans l'oisiveté? Elles ne font que créer des oeuvres ou regarder des films."

Véritable ode à la liberté de l'esprit, c'est le genre de livre que je classerais dans la même catégorie que les Walden, de Thoreau, ou Sur la route, de Kérouac. Ça parle simplement, en des termes très personnels, presque anodins, à mots couverts, de se libérer de l'existence et de faire sa vie comme on l'entend. Qui plus est, la relation tendre des deux dames se devine au fil du livre. Bourré de mentions sur l'amour, mais en sous-texte, ce livre célèbre aussi l'amour avec une subtilité juste assez efficace pour qu'elle ne passe pas inaperçue.

Quant à l'écriture... Ce livre n'est pas le premier que je lis qui est traduit du suédois. C'est toutefois le premier dont j'ai l'impression de lire quasiment une traduction mot pour mot, un peu à la façon Google Translate. Pourtant, après vérification, je constate que la traductrice a aussi traduit plusieurs oeuvres de Mankell, un auteur que je ne connais que de réputation, et ma foi elle est excellente. Or peut-être est-ce l'époque qui ait rendue la traduction difficile? Lorsque je lis un texte écrit en français à une autre époque, fut-elle plus ou moins rapprochée comme les années 70 ou 80, je perçois des différences. Certaines expressions traversent mal le temps, tout comme les façons de parler de certaines choses. Par exemple, on ne parle pas de sexe maintenant comme on en parlait il y a 40 ans, ni de religion, ou même de liberté.

Pour ces raisons, la première moitié du livre est difficile à lire. On sent le ton sympathique, mais on trouve l'écriture sèche. C'est dans la deuxième moitié du livre que j'ai capté son esprit, enfin c'est ce que je crois. Soit qu'on s'adapte au style, soit que certaines scènes viennent particulièrement nous chercher.

Si vous êtes curieux... et que vous aimez déjà des auteurs scandinaves, poussez l'expérience de Fair-Play. Vous serez sans doute en pays de connaissance.

vendredi 10 mai 2019

The Storm Before The Storm, par Mike Duncan, éditions Public Affairs

En sous-titre: The Beginning of the end of the Roman Republic.

L'époque et le sujet me passionnent: je pars donc biaisé. Si j'ajoute à ça l'irrésistible tentation de comparer cette époque à la nôtre, j'ai là le parfait prétexte pour me délecter d'un essai.

Dans un style sobre et efficace, l'historien Duncan raconte une époque qui s'étend sur environ 200 ans. Formulé clairement, ce récit de ceux qui ont fait l'Histoire d'alors est absolument captivant pour plusieurs raisons. D'abord, parce qu'il raconte un temps plutôt mal connu. On connaît surtout les empereurs romains et juste avant eux, le fameux Jules César. Or, ce dernier est justement l'un des derniers personnages connus du temps de la république romaine, qui s'est terminée dans un tel tumulte (d'autres parleront de véritable bordel) qu'il a fallu qu'un homme fort (Auguste, le premier empereur) se donne toutes les prérogatives de l'état pour ensuite mettre celui-ci en ordre et à sa main. Mais avant lui, Rome était gouverné par des institutions publiques dont les représentants étaient élus ou nommés pour une période donnée. Outre le Sénat, on avait aussi des assemblées de marchands, des magistrats élus et à la tête de l'état, deux consuls nommés pour une année. Plusieurs centaines d'années ont prévalues dans ce système, période pendant laquelle le territoire de Rome s'est étendu, et ainsi sa richesse... et ainsi les privilèges.

C'est alors que surgissent des tribuns qui plaident pour des droits supplémentaires pour les simples citoyens en dénigrant la classe dirigeante. On dira ce qu'on voudra, ça nous rappelle quelque chose, et ce d'où qu'on soit.

C'est le lecteur qui se chargera de faire des parallèles entre les époques puisque l'historien ne relate que les faits, basés sur les écrits de chroniqueurs de l'époque, sans pour autant les interpréter. Pour ma part, le constat est hyper intéressant:

- notre époque en a encore pour longtemps à se demander où on s'en va, mais surtout comment, et avec qui?

- comme les gens, les systèmes politiques ont leurs limites, et bien que la démocratie soit un bel idéal, elle ne sera jamais aussi forte et puissante que la fameuse loi du plus fort qui reviendra toujours en s'imposant, le plus naturellement du monde, quel que soit le plus fort.

Ceux qui, à cette époque, ont plaidé pour le peuple ont tous fini lapidé par ce même peuple. Il a fallu des têtes fortes, assez fortes pour se doter de réseaux puissants, pour se hisser au pouvoir en se faisant couronner par un peuple pris à la gorge. Là comme après et comme maintenant, il me semble que l'histoire se répète: les révolutions mènent le plus souvent aux despotes, qu'ils soient tyranniques ou éclairés, à coups de 200 ou 300 ans.

Pour qui s'intéresse à l'avenir du monde, il n'est rien de mieux que de connaître son passé. Voilà pourquoi je recommande vivement cet essai, malheureusement pas (encore?) traduit en français.

mardi 7 mai 2019

Sérotonine, par Michel Houellebecq, éditions Gallimard

C'est excellent, mais si vous êtes politiquement correct, vous détesterez ça. Bref, c'est pas génial, mais c'est foutrement bon.

C'est un plaisir de parler d'un auteur qui soulève la polémique. Disons-le d'emblée: on est déjà dans un domaine vraiment plus intéressant que le consensuel. Sérotonine, c'est l'histoire d'un gars qui raconte sa vie ratée. C'est le récit captivant d'une histoire sans histoire.

Miné par une relation plutôt toxique de plus en plus délétère, un homme décide d'y mettre fin en filant à l'anglaise vivre sa vie anonymement ailleurs. Cet ailleurs, c'est d'abord un autre quartier de Paris, puis, la Normandie. Et sa vie, désormais, c'est de se rappeler de celle qu'il a vécu antérieurement. Le gars nous raconte comment, professionnellement, il n'a rien foutu d'exceptionnel, comment, personnellement, il n'a pas abouti à grand chose et comment, amoureusement, il a franchement merdé. Désabusé, cynique, le narrateur se remémore ses amours antérieurs. Si la plupart ont donné dans l'ordinaire ou le pathétique, il y en a un qui l'a peut-être transporté plus haut que les autres. Du côté de l'amitié aussi, cette liberté retrouvée est prétexte à renouer avec un ancien ami proche. Dans un cas comme dans le l'autre, le résultat mènera aux mêmes résultats consternants: c'est raté, y'a plus rien à en faire.

Sur ce fond de décor un peu beige, c'est le feu d'artifices: Houellebecq tire sur (presque) tout ce qui bouge. La profession d'agronome de son personnage principal mène à une critique acerbe des modes de production industriels. Et si vous croyez que le bien pensant l'emporte, détrompez-vous, parce que l'auteur en a aussi contre le green washing. Le bien commun en prend pour son rhume... et le capitalisme sauvage aussi.

Visionnaire, Michel Houellebecq? N'allons pas jusque là. Disons que le gars sait observer sa société. Une scène de ce livre paru en septembre 2018 fait inévitablement penser aux fameuses manifs des Gilets jaunes français. C'est là où s'observe le caractère exceptionnel de cet auteur: décrire l'état de la société occidentale par l'entremise d'un personnage. C'est très habile, et ça relève de la grande écriture. Maintenant, jusqu'où sa description est-elle fidèle? La question se pose lorsqu'on pense à ce qu'on lui reproche...

Dans Sérotonine, les personnages féminins sont épouvantables: control freak, alcolo/nympho/pathétique, bimbos nunuches, mère étouffante, toutes constituent autant de clichés qu'on aime exploiter au cinéma... ou dans l'oeuvre d'un écrivain à polémique. Maintenant, une question se pose: Houellebecq est-il misogyne ou est-ce son personnage franco-français qui l'est? À constater le regard que l'auteur porte sur son environnement, j'aurais tendance à opter pour le personnage du livre. Bon, ceci dit, je ne connais pas Houellebecq personnellement... N'empêche que Sérotonine parle d'amour, celui qui est si fort que même perdu, il nous obsède. C'est ce que vit le personnage principal qui, voyant ce à côté de quoi il est passé, décide de cesser de lutter et de se laisser aller vers le bas.

Obsédant, divertissant, acerbe, chiant, touchant: il y a beaucoup à en dire. J'ai pas tout lu Houellebecq, mais c'est sûrement là un bon titre pour le découvrir.

Fortement recommandé.

mercredi 27 mars 2019

Ouvrir son coeur, par Alexie Morin, éditions le Quartanier

Alexie Morin termine son livre en nous expliquant pourquoi elle l'a écrit. À un certain moment, elle en parle comme d'un ouvrage "qui porte sur les plus grands moments de vulnérabilité de sa vie". C'est bien le cas, à la nuance près que mis bout à bouts, ces moments semblent résumer à peu près toute son enfance, de l'école primaire jusqu'à la fin du secondaire, et plus, pour certaines scènes. C'est dérangeant, lourd, pesant, et très souvent instructif.

Je dois noter toute de suite que je me découvre de plus en plus comme un lecteur très peu avide d'auto-fictions. Après "Le lambeau", j'avais envie de quelque chose d'autre. Tel ne fut pas le cas, à mon grand désarroi, je dois l'avouer. Alexie Morin raconte une vie dont l'apparence extérieure est tout à fait banale. Née dans les années 80 d'une famille ouvrière dans une petite ville québécoise, la narratrice se rend rapidement compte que ses rapports avec les autres sont compliqués, et que la cause, c'est elle-même. Évoluant entre maladresses et moments de honte envers elle-même, on en vient à se demander, au fil des pages, si elle n'a jamais vécu de moments heureux.

Pourtant, elle fait la part belle aux gens qui l'entourent. Personne n'est particulièrement méchant à son égard, si ce n'est à ses propres yeux. Lucide, voir même extra-lucide, elle sait reconnaître, au-delà de tout ce qu'on puisse imaginer, ses erreurs. Franche et sincère, la façon dont elle se dépeint nous fait rapidement sauter à une conclusion qui oscille entre l'anti-sociable ou, disons-le, la criss de folle. La raison de son désarroi sera identifiée à peu près aux deuxième tiers du livre. Après ça, on comprend mieux ce qui a entraîné cet enchaînement de déceptions, d'incompréhensions et de honte.

Non, c'est pas jojo. Son personnage, sa narratrice, enfin, elle, m'a tapé sur les nerfs je ne sais combien de fois. Mal écrit, ce livre m'aurait sans doute tombé des mains, mais Alexie Morin a choisi la meilleure forme qui soit pour dynamiser un récit qui, raconté linéairement, aurait pu devenir harassant. Ses chapitres sont courts (une, deux pages, parfois moins) et voyagent d'une époque à l'autre. Ça permet de faire des liens, de montrer que c'est justement en faisant de tels liens, en expliquant ceci par cela, qu'on en vient à bien comprendre une personne.

On juge les gens bien vite, surtout dans certains milieux comme ceux des petites villes. Plusieurs auteurs ont d'ailleurs basé leurs histoires sur ce socle rugueux mais ô combien immuable dans plusieurs des livres que j'ai récemment lus, et là où Ouvrir son coeur devient instructif, c'est justement dans sa description sans filtre de la société dans laquelle elle grandit. N'est-ce pas là, en fait, le terreau dans lequel une bonne partie du Québec de plus de 35 ans a grandi? On y reconnaît des généralités, des jugements et des philosophies (si on peut appeler ça comme ça...) qui font ce que ce coin de planète est devenu. Par exemple, à un certain moment, la petite fille qu'elle était se fait demander par une plus grande, un peu exaspérée par ses questions et ses remarques, si elle n'était pas une "bollée" (une intellectuelle), par hasard, ce qui, dans un tel contexte, est loin d'être une qualité apprécié par la majorité. Vous en tirez vos propres conclusions...

Bref, si le portrait de la personne m'a parfois paru s'étendre sur trop de pages à mon goût... c'est justement parce que c'est mon goût. Il y a, dans l'auto-fiction, quelques relents de misérabilisme ou d'auto-exploration de soi qui m'exaspèrent. Toutefois, le portrait de société est efficacement et écrit, dans la fraîcheur d'un style abordable et sympathique malgré le propos tellement lourd par moments.

À la toute fin du livre, Alexie Morin résume ses propos, et par le fait même, résume aussi à peu près tout le livre, par quelques pages d'une poésie que j'ai trouvée totalement lumineuse, belle, à propos. C'est comme si le papillon sortait de son cocon à ce moment précis.

Si Alexie Morin sort de son personnage et explore la fiction, je serai curieux de la lire.

dimanche 17 mars 2019

Le lambeau, par Philippe Lançon, éditions Gallimard

J'aurais dû aimer ce livre, pour toutes sortes de raisons, mais son évocation me transporte d'un malaise à l'autre. J'ai poussé un soupir de soulagement en le terminant. Or, ce livre a créé l'événement. Et pour cause: Philippe Lançon est un écrivain et journaliste qui a survécu à l'attentat de Charlie Hebdo. Parmi ses multiples blessures, une balle lui a fracassé la mâchoire. Dans ce livre, il raconte, le juste avant, le pendant et l'après attentat. Et il le raconte bien. Lançon écrit bien, finement, brillamment. Mais moi là-dedans? Je me dis que soit je suis passé à côté ou soit, au contraire, il m'est rentré dedans. Malaise.

D'abord, l'auteur se raconte et se présente en relatant sa journée, celle de l'attentat, avant qu'il ne survienne. Pour se définir et pour raconter, Lançon décrit des objets, présente de gens et relie des émotions à chacun ainsi qu'aux souvenirs. Évidemment c'est très personnel et bien entendu, c'est écrit au "je". C'est à travers toute cette introspection qu'il nous emmène jusqu'à l'événement lui-même. Peut-être est-ce une question de personnalité, mais je n'avais pas hâte d'arriver là. Or, sur ce point, j'avais tort. Avec lui, on vit un cauchemar éveillé, violent, horrible, du point de vue de l'émotion bien plus que de la froide et pragmatique réalité. Ses sensations enveloppement les chocs physiques, ce qui rend cette portion du livre douloureuse, oui, mais humaine parce qu'émotionnelle, presque irréelle. Et pourtant...

"Émotion" est un mot qui définit bien ce livre. La suite des choses ne sera qu'émotions, sensations, évocations. En décrivant sa longue période d'hospitalisation, Lançon continue à nous alléger nos souffrances en nous référant aux gens qui l'entourent, aux choses, à ses expériences passées. C'est là où, croirais-je, le roulis du train dans lequel il nous fait monter nous emporte et nous berce ou nous dérange jusqu'à nous exaspérer.

Pourtant j'aime lire. Lançon aussi. Il lit énormément pendant sa convalescence, souvent les mêmes passages de livres qui vont de Proust à Mann en passant par Kafka. J'aime la musique, j'en ai besoin pour vivre. Lançon aussi. Dans sa chambre d'hôpital, qui devient son milieu de vie, presque sa maison, il écoute les Variations Goldberg, et beaucoup de Bach, et d'autres classiques. Dans un environnement sans télé et sans téléphone, le patient qu'il est devenu a opté pour les musiques et les mots qu'il aimait pour s'évader. J'aurais bien fait pareil, tiens. Mais pourquoi j'ai trouvé que c'était trop, trop e livres, trop de musique? C'est bizarre...

Sa convalescence s'est déroulé de chirurgies en chirurgies. C'est qu'il fallait lui refaire la moitié du visage et un bras. On comprendra que les personnes qui se sont occupées de lui ont pris une importance capitale pour lui. L'hommage rendu au personnel soignant est à la mesure du drame qu'il a traversé avec eux. Mais il en est une qui prendra une grande place: sa chirurgienne. Elle contribuera à lui refaire le visage et ils développeront ensemble une belle complicité soignant/soigné. On croira même à l'amitié. Et il y a aussi son frère, toujours présent, genre d'ange gardien insoupçonné, et sa conjointe, et son ex. C'est beaucoup de monde et pas. Lançon nous dévoile tous les sentiments qu'il leur porte. Tous. C'est beaucoup.

Bon Ce gars-là a vécu une tragédie pire que tout ce qu'on peut imaginer et il a le talent pour en parler, alors il en parle sur un ton très personnel, de la confidence, il a bien le droit. Il faut du talent pour écrire comme ça, et ça rejoindra sans doute plusieurs lecteurs. Suis-je insensible, méchant ou terrifié si à la fin je n'en pouvais plus, si j'ai terminé ce livre délivré de lui?

Les récits du genre sont rares. On parle ici de sensibilité à l'extrême, de lucidité malgré la douleur et, c'est criant, de courage. Je me suis parfois dit, au fil des pages du Lambeau, que Lançon avait écrit ce livre pour les siens, ses pairs journalistes, ses nombreux amis. "Mais non, voyons, c'est plus que de l'auto-fiction", me suis-je souvent dit. Bon, me voilà qui parle de moi. Comme lui...

Philippe Lançon a écrit Le lambeau pour tous, incluant moi. Grâce à lui, j'ai vécu quelque chose de dur par personne interposée, avec son langage à lui, ses idées, ses interprétations à lui. C'est peut-être mieux ainsi. Moi, aurais-je pu? Je sais pas. Je lui lève mon chapeau, m'incline devant les prix qu'il a reçus (le Femina, prix spécial du Renaudot, mais pas le Goncourt, comme plusieurs le lui auraient souhaité), et incite ceux qui aiment les livres-événements à mettre la main dessus. Il ne vous laissera pas indifférent.

PS: j'ai l'habitude de mettre la photo de l'auteur lorsque j'en parle pour la première fois. Pas ici. Parce qu'au-delà de l'image, il y a les mots, il en est le meilleur exemple. Respect, Philippe Lançon.

lundi 18 février 2019

Un poignard dans un mouchoir de soie, par Robert Lalonde, éditions Boréal

Il est âgé, érudit, et il rencontre ce jeune garçon venu de nulle part qui semble vivre dans la rue. C'est le coup de foudre entre eux deux.

Elle joue encore au théâtre malgré son âge avancé et elle rencontre ce jeune dépenaillé qui se drogue dans les ruelles. C'est le coup de foudre entre eux deux.

Par divers subterfuges, le personnage commun aux deux autres plus âgés les fera se rencontrer, eux qui ne se connaissaient pas. Ce sera le coup de foudre entre eux deux. Et nous voici transporté dans un univers romantique où la fiction est telle qu'on la dirait refléter des fantasmes. Je m'explique.

Le personnage principal du jeune entremetteur vit plus ou moins dans la rue. Victime d'un lourd passé qu'on découvrira au fil de l'histoire, il vit de criminalité et de prostitution, mais cite par coeur des pans entiers d'ouvrages de poésie, écrit aussi bien que ceux qu'il cite et dessine avec un talent inouï. On pense immanquablement au fameux personnage de la Bête de David Goudreault, mais en beaucoup plus romantique, justement, un genre de chevalier noir de notre époque, à qui deux autres personnages, des enfants que les circonstances feront s'attacher à lui, donneront un surnom tiré d'un roman russe qu'il leur aura raconté. Beau, brillant mais brisé, on le croira presque sorti d'un livre de Stendhal.

La rencontre qu'il provoquera entre les deux personnages âgés se fera aussi facilement que tout ce qu'on a pu imaginer dans nos pires moments de solitude, avec des mots tendres et un coup de foudre instantané. Si on ajoute le facteur âge, on a là un genre de scénario parfait de rencontre amoureuse pour de belles perspectives de fin de vie.

Ces personnages fantasmés vivront toutefois ensemble un événement tragique qui sera prétexte à revenir sur le passé trouble de celui qui les a réuni, et le livre se terminera même avec une scène qui vous surprendra parce qu'empruntée à une autre époque, pas si lointaine, où une épidémie a été le prétexte à combien de récits tragiques parce que vrais.

Or ici, on est dans la pure fiction. Bien sur, c'est gros, mais l'écriture douce de Robert Lalonde rend tout ça très digeste. ON dirait de la naïveté, mais il me semble être bien condescendant en affirmant ça. Lalonde n'est pas un naïf, j'en suis convaincu. J'en ai pour preuve le très beau récit de la vie de sa mère que j'ai lu il n'y a pas si longtemps. Pourtant, c'est un peu ce qu'on ressent en lisant ce Poignard dans un mouchoir de soie, comme si l'auteur avait décidé de se laisser aller totalement, en se foutant de ce que les gens penseront de ses personnages bons, tragiques et intenses.

Il a raison parce que le trait commun à tous est l'amour, un amour si pur qu'il nous semble naïf, presque trop facile. Et si c'était juste ça, l'amour: des personages bons dans des situations tragiques mais avec des sentiments vrais. Juste pour cette question qui reste en suspens, ce livre mérite d'être découvert. Mais vous serez avertis, il faut aimer la fiction, la fiction totale, celle tout juste avant les contes, dont on se dit que bon, oui, une histoire comme celle-à, peut-être que ça aurait pu arriver, finalement.

mercredi 6 février 2019

Trois jours et une vie, par Pierre Lemaitre, éditions Albin Michel (Le livre de poche)

C'est l'histoire d'un cauchemar total, d'une épée de Damoclès attachée avec un cheveu, d'un oeil de Caïn indélébile. Venant de Pierre Lemaître, ça m'a surpris, et pas vraiment agréablement, et aussi parce que c'est lui, ça m'a totalement chaviré. L'écrivain est certainement irréprochable. Mais ici, le scénariste a peut-être, à mon sens, un peu poussé la note.

C'est l'histoire de quelqu'un qui vivra avec un meurtre sur la conscience pendant toute sa vie, et c'est d'autant plus vrai que le meurtre est commis à l'enfance. On est fixés dès le début du livre: un pré-ado tue un plus jeune que lui, qui sera bientôt porté disparu. Plus que les circonstances du meurtre, c'est l'environnement du drame qui est intéressant. L'affaire se passe dans un petit village français où tout le monde connait tout le monde bien entendu. Le jeune meurtrier vit seul avec sa mère. On est à la fin de l'année 1999, c'est Noël et dans la tête du jeune protagoniste, c'est carrément l'enfer.

Qui a lu Pierre Lemaitre sait combien ses mots sont aiguisés, précis. C'est comme ça qu'il a charmé avec Au revoir la-haut et Couleurs de l'incendie où drames et portraits de personages forts se succédaient de page en page. Ici, c'est la même plume, mais où l'action est remplacé par une tension constante. Pour ma part, c'est le genre de livre, pourtant assez court, où il m'a fallu parfois m'arrêter un peu pour reprendre mon souffle. Pas que ce soit sordide, non. Seulement lourd, un malaise constant.

Or le temps passe, le meurtrier reste avec son secret, mais rien ne va pour lui. Paranoïa, peur, angoisse: pensez à tout ça, il les vit. Mais voilà qu'au bout de quelques jours, le ciel lui tombe littéralement sur la tête parce que les éléments (ouui oui, la météo) qui se déchainent sur le village avec pas une mais deux tempêtes mémorables qui s'abattent sur le village coup sur coup. Résultat: l'attention est détournée parce que maintenant, tout va mal pour tout le monde, puis, paf, on est projeté 12 ans plus tard.

Tous ont vieilli, mais quand même, y'a de ces sentiments qui ne meurent pas. Comment ça finira pour cette âme tourmentée, je ne vous le dit pas. Il faut toutefois relater une chose: j'ai eu l'impression que l'auteur a réglé, avec ce livre, quelques comptes avec une société qu'il n'aime pas et qu'il dépeint d'abominable façon. Dans ce petit village, ceux qui restent ne font pas envie. Les plus près du bonheur sont les plus naïfs, voir pire. Or, le personnage central s'y retrouve aspiré comme dans un vortex et c'est, à mon sens, la plus grande cause de son malheur. Ce portrait d'uns société fermée et bornée m'a beaucoup fait penser à L'archipel du chien de Philippe Claudel, mais en plus hyper-réaliste. C'est comme si le repli sur soi devenait une nouvelle source d'inspiration, comme si la fin du monde s'annonçait non plus par une grande explosion, mais par une inévitable implosion.

Dans le genre, j'ai préféré Claudel. Pierre Lemaitre reste un grand auteur, mais je crois préférer ses fictions historiques à un tel portrait très peu optimiste de notre époque contemporaine.

mercredi 30 janvier 2019

Vingt-trois secrets bien gardés, par Michel Tremblay, éditions Leméac/Actes sud

Je suis revenu à Tremblay après l'avoir boudé pendant plusieurs années. Ces 23 récits en 106 pages me semblaient tout indiqués pour un retour en douceur. J'aimais l'idée qu'il se raconte, lui, sans détour, autrement que par ses personnages. C'était une bonne idée mais...

Je dois dire que Michel Tremblay m'a fait le lecteur que je suis. C'est grâce aux Chroniques du Plateau Mont-Royal que j'ai pris goût à la lecture. Je peux le dire sans me tromper. J'étais adolescent et j'adorais le lire. Puis a suivi Le coeur découvert et sa suite, et bien d'autres titres. Dans ma bibliothèque, le dernier Tremblay, mis à part celui en titre, est Le cahier noir. Pour une raison que j'ai oubliée, c'est là où j'en ai eu assez de la faune du boulevard St-Laurent des années 70. Je crois que Tremblay ne me faisait plus autant rêver, ses histoires s'étant métamorphosées, pour diverses raisons, en réalité.

Avec ce retour, j'ai l'impression de visiter un parent proche pas vu depuis longtemps. L'aimant fonctionne encore, ça colle toujours autant entre lui et moi, mais comme tout ce qui colle fort, la trop grande proximité me fait voir des défauts que je n'aurais pas voulu voir, que je ne vois pas chez d'autres auteurs que j'ai l'impression de moins bien connaître, même si je les aime autant sinon plus que lui.

Dans Vingt-trois secrets..., Tremblay raconte, aléatoirement, sans ligne chronologique, des anecdotes tirées de sa vie personnelle. On croit, à les lire, que chacune a contribué à faire ce qu'il est devenu: un écrivain renommé, un grand écrivain. Même s'il parle de lui, Michel Tremblay raconte avec autant de verve, du ton du meilleur ami qu'on écoute sans perdre un seul mot parce qu'il a la façon d'attirer votre attention, quelque soit le sujet qu'il aborde.

Ces 23 récits sont juste assez courts pour nous intéresser tous. Si parfois on ne peut s'empêcher de rire, à d'autres on est ému lorsqu'on sait la portée que des situations, anodines à l'origine, ont pourtant eu. Mais voilà, il y a l'os, cette chose qui me dérange parce que c'est lui qui le fait: dans chacun de ses récits où il est le centre de l'action, l'auteur parle de lui à la troisième personne, jamais au "je". Je n'ai pas entendu d'entrevues où il justifiait cette coquetterie, si on peut dire, alors j'exprime mon incompréhension...

On fait parfois des blagues sur les personnages publics qui parlent ou parlaient d'eux à la troisième personne. On y voit toujours quelque chose d'ampoulé, de distant et toujours, à mon sens, de vaguement désagréable. Or, pourquoi Tremblay est-il allé là avec ce recueil de courts récits? Qu'est-ce que ça aurait changé qu'il parle au "je"? Est-ce un cas de fausse modestie? Je ne saurais dire, mais comme vous le constatez, on dirait bien que ça m'a énervé.

Mais bon, c'est Michel Tremblay, et Michel Tremblay, est, à mon sens, le plus grand auteur québécois vivant. Alors bon, comme tant d'autres, je l'aime plus fort que tout, mais oui, malgré tout, il a le don de m'énerver...

mardi 22 janvier 2019

Asta, par Jon Kalman Stefansson, éditions Grasset

S'élever. Pas se distinguer, juste s'élever. Et s'élever simplement, au-dessus de rien ni de personne. Juste se tenir la tête haute. Voilà toute l'essence de ce livre formidable.

"Mais il y a si peu de choses qui ne soient pas des erreurs ici-bas. Au contraire, les vérités du coeur ne font pas toujours bon ménage avec celles du monde. C'est cela qui rend la vie incompréhensible. C'est notre douleur. Notre tragédie. La force qui fait notre lumière."

Ouf. Ceci conclue (presque) le livre. Il résume bien la vie d'Asta, une femme née quelque part au milieu du dernier siècle, mais aussi celle de son père, Sigvaldi. Les deux ont passé leur vie sans trop faire de vagues, ils ont aimé, beaucoup, mais alors qu'ils avancent dans la vie, ils se demandent s'ils l'ont bien fait: aimer. Or à voir leurs vies respectives, on se demande pour eux si on les a bien aimé. Peut-on bien reproduire ce qu'on a mal appris?

Les histoires de chacun se chevauchent et se croisent inévitablement. Mais rien n'est facile pour eux, surtout pas pour Asta. Pourtant on ne parle pas ici de misère et vraiment pas de misérabilisme, mais disons que dès le départ, c'était mal parti. Pourtant, ce livre s'ouvre sur une scène qui surprend avec une scène d'amour en feux d'artifices. Plus que l'acte, il y a le contexte et ma foi, c'est vraiment puissant dès le départ. Pour avoir lu souvent Jon Kalman, il a écrit, avec Asta, plus de scènes sexuelles que jamais auparavant, mais là aussi, plus que les actes, il y a tout ce qui y mène, ce qui l'entoure. Jon Kalman a ce don extrêmement rare de donner vie à une scène immobile et de faire d'une scène d'action un décor, un endroit, même. J'hésite à parler de poésie, le cliché que la plupart en ont risquent de vous faire sourciller. La poésie, ici, à mon sens, c'est de donner une possibilité multiple de sens à ce qu'on lit. Cet écrivain nous fait nous ouvrir la tête, les yeux, le coeur. Il nous élève en décrivant le silence, une montagne, une commissure de lèvres.

Avec Asta, l'écrivain islandais aborde le temps présent pour la première fois avec certaines scènes où passent les abondants touristes en Islande, Facebook et Twitter. Mais c'est peu puisque comme les personnages, les époques se chevauchent, tout en douceur, sans nous perdre, mais en nous tenant en haleine puisque cet auteur sait aussi nous faire nous demander qui parle. Histoire racontée par plusieurs narrateurs, si certains sont facilement identifiables, d'autres le sont moins, ce qui ajoute encore à la force de ce texte aussi puissant que beau. Et... ah oui, il y a dans Asta, comme dans les derniers romans de Jon Kalman, beaucoup de musique. De Nina Simone à Nick Cave, plusieurs mélomanes seront ravis.

Chapeau bas pour la superbe traduction d'Éric Boury qui m'a fait regretter de ne pas avoir dévoré Asta en un seul morceau, en un seul jour, pour s'en imprégner encore plus fort.

Si vous n'avez jamais lu Jon Kalman et que vous commencez avec Asta, au début, vous serez un peu perdus, mais pas choqués. Juste pas certains de voir où ça vous mènera. Puis, une fois, Sigvaldi tombera d'un escabeau et plus tard, la plus belle lettre que vous n'ayez jamais lu vous arrivera, à vous comme pour Asta, de Barcelone et vous souhaiterez de tout votre coeur que ça se termine bien pour elle. Mais bon... faites-en la découverte par vous-même. Vous ne serez absolument pas déçus.

Quel superbe livre. Il me suivra longtemps.

mercredi 16 janvier 2019

Rêves de machines, par Louisa Hall, éditions Gallimard, collection Du monde entier

Rêves de machines est un roman choral où plusieurs narrateurs d'époques différentes racontent leur histoire. Le lien entre chacun: l'intelligence artificielle. L'idée et la forme pour traiter de ce nouveau sujet à la mode m'a plu. Il est original de remonter jusqu'aux années 50 pour aller à la rencontre des premiers penseurs et même concepteurs, puis aux années 80. Ce qui l'est moins, par contre, c'est de projeter dans un temps pas trop éloigné une interprétation de ce vers quoi mènera l'intelligence artificielle. Les dystopies sont, me semble-t-il, souvent des prétextes pour donner une version personnelle de ce qui pourrait arriver sur tel ou tel sujet. Ça ressemble à une certaine morale, à un "Je vous aurai averti". Tel est un peu le cas ici, et c'est dommage, mais la forme de ce livre demeure originale, ce qui pourrait plaire à plusieurs.

Il y a plusieurs niveaux dans ce livre, d'abord par leurs narrateurs, mais aussi par le style par lequel on apprend leur histoire. Il y a des lettres, des conversations sur des sites de chat, un journal personnel, et des mémoires personnelles. Chaque narrateur est relié au développement d'une poupée parlante et artificiellement intelligente. On aura la version du premier programmateur d'un programme qu'un autre utilisera quelque trente ans plus tard pour tenter une première expérience. C'est deux-là sont particulièrement intéressants quoi qu'il nous faille lire les lettres d'un de ces narrateurs en italique: je n'ai pas vraiment compris pourquoi, et j'avoue que lire de pleines pages en italique me déplait.

Parmi les narrateurs qui appartiennent au futur, on y compte le concepteur des fameuses poupées, une jeune fan de ces poupées, et une poupée elle-même. Chacun raconte là où leur proximité avec ce nouveau produit les a menés. Reste le journal d'une jeune Anglaise en partance pour l'Amérique au 17e siècle, dont les écrits ont plus tard servi à alimenter des bases de données servant à élaborer des conversations.

Tout ça est intéressant. Ce propos sur un sujet qui pourrait sembler aride est, je le redis, franchement original. Or, le livre n'est pas si long, malgré la richesse du sujet et la quantité d'intervenants, ce qui fruste un peu, certaines histoires ayant mérité d'être développées. Et comme tout roman avec différentes voix, on trouve que certaines résonnent mieux pour nous, alors que d'autres nous tapent un peu. C'est l'effet qu'a eu sur moi le journal personnel de la future colonisatrice américaine, que j'ai trouvé un peu décalé par rapport aux autres narrateurs.

On peut toutefois intégrer ce dernier témoignage aux autres dans une perspective plus large puisque Rêves de machines nous donne aussi à penser sur nos relations avec le monde extérieur. À quel point sommes-nous victime des événements? Comment se sentent ceux qui font, créent ou provoquent ces événements? Les questions sont intéressantes, mais il me semble que l'auteur distingue trop rapidement les Bons des Méchants. Vous me direz que ce procédé a fait ses preuves depuis longtemps lorsque vient le temps de raconter une histoire. Oui, bien sur, mais ça peut manquer parfois de subtilité, ce qui m'agace un peu.

Bien écrit, bien traduit, on se surprend toutefois de la traduction du titre original (Speak) par Rêves de machines. Celui en anglais me semble beaucoup mieux convenir.

mercredi 2 janvier 2019

French Exit, par Patrick deWitt, éditions Anansi

Une richissime veuve de l'Upper East Side apprend que sa fortune est réduite à néant. Avec son fils dans la trentaine, qui vit avec elle depuis toujours, elle prend la direction de Paris où une amie new-yorkaise lui prête son pied-à-terre en sol français. À ces gens pas banals arrivera une suite de choses pas banales et des rencontres avec des gens pas banals. Et pourtant...

... Frances et son fils Malcolm sont l'incarnation humaine du blasé, de l'ennui, du stoïcisme. Riches, snobs à la puissance mille, rien ni personne ne les intimides ni ne les intéresse. Bien sur, la dame a beaucoup vécu, et c'est beaucoup grâce à son défunt mari, un avocat puissant, honni et plus désagréable que tout ce qui puisse exister. Quant à son fils, il a bien une amoureuse, aussi peu impressionnable et vaporeuse que lui, mais entre elle et sa mère, le choix s'impose par lui-même pour la poursuite de ses jours: c'est sa mère qui l'emporte. Mais voilà, jusqu'où cette dernière emmènera-t-elle son fils dans ce qui ressemble à un grand saut dans la déchéance?

Du quotidien new-yorkais jusqu'au séjour parisien en passant par le voyage en bateau, les tribulations de ces personnages hors normes ne cessent d'épater. Patrick deWitt écrit ce qui ressemble à de la bande dessinée. Ses personnages sont gros, typés. Dessinés, leurs couleurs seraient criardes, sur scène, on croirait probablement à du vaudeville trash. On éclate de rire régulièrement, et certains dialogues sont particulièrement savoureux, voir même jubilatoires.

Pour ce troisième livre de l'auteur que j'ai aimé dès les Frères Sisters, puis pour Le sous-majordome, on tombe, pour une petite partie du livre, dans le surnaturel. Moi qui ne suis pas porté sur la science fiction et encore moins sur le fantasy, laissez-moi vous dire qu'ici, les quelques scènes prétextes à ces incartades sont parmi les meilleures. Une discussion entre la veuve et son défunt mari est tout simplement fulgurante.

Éclaté, mais pas choquant, ce French Exit en ravira plusieurs. deWitt est en train de développer un style qui lui est propre. Si le propos est léger, l'action est abondante mais surtout, une fois encore, la richesse de ses personnages puise tant dans l'univers des sitcoms que des bandes dessinées. Par moments, j'ai même pensé à du Brett Easton ellis, mais sans l'horreur, tellement certaines scènes sont frappantes et tranchées.

D'un livre de Patrick deWill, on sort diverti. Différent de mes auteurs anglo-saxons préférés, je ne m'en lasse pas. Au moment de la publication de cet article, French Exit n'est pas encore traduit en français.