mardi 23 février 2021

Faire les sucres, de Fanny Britt, éditions Le Cheval d'août

C'est l'histoire parallèle et perpendiculaire de trois personnes. En parallèle, on en a deux qui forment un couple. En perpendiculaire, la troisième passe dans la vie des deux autres par un accident. Mais par la force des choses, les vies en parralèle des deux membres du couple sont en voie de prendre des chemins différents parce que l'événement fortuit de l'accident est en train de se transformer en un élément permanent pour l'un d'eux.

En vacances dans la très huppée île américaine de Martha's Vineyard avec sa copine, un célèbre et très en vogue chef médiatisé québécois aura un accident de surf qui brisera la jambe d'une habitante de l'île qui, elle, vient d'un milieu très modeste. Le touriste s'en sortira intact physiquement, mais démoli psychologiquement. Quant à la victime, ce sera plutôt le contraire.

La force de ce roman est de montrer le plus simplement du monde le caratère fragile de toute chose. On se croit heureux et au dessus de tout comme la vedette de la télé, et la vie nous rentre dedans au point qu'on ait l'impression de perdre tout le beau contrôle qu'on avait avant. Pour la femme du couple, c'est à peu près la même chose, mais avec des conséquences autres. Son amant était un roc immuable, un amour inconstable, et elle le verra se désintégrer devant elle, ce qui aura l'heur de la faire se remettre en question elle aussi. Elle le perd, lui, mais se trouvera-t-elle, elle?

Avec ces deux là, on a d'abord une petite impression d'une autre histoire de la misère des riches. Ils sont beaux et sympas, mais la vie leur fait vivre une épreuve, et oh, c'est pas drôle pour eux, non, pas du tout. Mais voilà que surgit, parfois, intempestivement au fil des pages, ce troisième personnage pour qui la vie était déjà pas facile. Alors si on ajoute un événement comme celui-là, un accident qui risque de vous couter toute votre vie en frais de soins hospitaliers, parce qu'on est aux States après tout, est-ce que de s'appitoyer sur son sort sera une façon de s'en sortir? Pas sur...

Disons-le, le destin de chacun des personnages n'est pas bien rose. On les voit tous sombrer. Les portraits décrits par Fanny Britt sont clairs, limpides, transparents. On les comprend, on a un peu mal pour chacun. Puis arrive la scène de la fin, d'une force nucléaire, même si presque personne ne bouge, où l'autrice nous fait entrer dans la tête du troisième personnage pour regarder les deux autres avec de nouveaux yeux. C'est court, mais intense et si efficace qu'on tire inévitablement une nouvelle conclusion sur ce qu'on vient de lire. Avoir l'air heureux, c'est peut-être juste avoir réussi à obtenir égoïstement tout ce qu'on voulait. Vivre simplement, c'est peut-être se contenter de ce qu'on a sans rien demander en retour.

Ce livre est magistral parce que l'autrice est brillante. J'aime ces créateurs qui comprennent le monde. J'aime les écrivains qui savent nous montrer qu'une personne, un personnage, est le produit de son environnement, fiction ou pas. Fanny Britt sait distinguer les faux bonheurs des vraies peines, et nous montre que tout ce qui est vrai est plus beau que ce qui est factice, même si c'est une peine.

Un grand bravo. Quelle grande autrice!
#lechevaldaout

dimanche 7 février 2021

Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs, par Mathias Enard, éditions Acte Sud

Avec le temps, un auteur préféré est comme un phare qu'on suit sans se poser de question. Mais peut-il arriver que le phare tente tellement de vous éblouir qu'au bout du compte vous vous perdiez parce que vous ne pouvez plus avancer?

Ce nouveau Mathias Enard met d'abord en scène un jeune étudiant en anthropologie parti dans la campagne française pour "vivre le terrain". Le sujet de sa thèse potant sur la vie en campagne, le Parisien va donc s'installer quelques mois dans un appart loué dans l'ouest de la France. Il rencontre plein de gens du village où il habite, nous les décrit et nous fait les aimer rapidement. Sympa et étonnant, ce premier quart du livre nous change de ce qu'Énard avait habitude de nous servir, quoi que... 

Mathias Énard est un érudit. Qui aime le lire garde son Wikipédia près de lui, pas parce qu'on ne comprend rien, non, mais à cause des nombreuses références qui parsèment ses histoires. L'auteur est avide de connaissances, on le sent, et on le devient avec lui. Boussole, son dernier livre, en est la meilleure preuve. Vous dire toutes les découvertes musicales que j'ai faites en le lisant!

Cette fois, les références sont historiques, car dès la fin du premier quart, on est projeté dans le temps par un tableau qu'on devine se passer dans la même région. Fasciné mais déstabilisé, on plonge ensuite dans un autre tableau où les personnages sont d'un autre temps passé, mais là, on fait des liens avec les personnages décrits au début. Pour relier des personnages dans le temps, on pense tout de suite aux liens généalogiques. Oui, il y a de ça, mais pas seulement. Énard a trouvé une autre façon pour nous raconter l'Histoire avec un grand "H" de ce coin de planète. On va d'un siècle à l'autre de tableau en tableau et c'est fascinant, jusqu'à ce que...

Vers le milieu du livre, le titre du livre est prétexte au-dit banquet. Il faut savoir que le maire du village du début est croque-mort. Il est le prétexte au rassemblement d'une centaine de fossoyeurs, croques-orts, gardiens de cimetières et autres professions du genre, venus de toute la France pour participer à une Grande bouffe comme vous en lirez peu. Hommage immense à la gastronomie, Énard vous parlera vins, bouffe, cuisson et tout ce que vous voulez. En même temps, le banquet jouit d'une tradition oratoire qui fait que certains participants se lancent dans des récits qui prendront eux aussi une saveur historique. 

C'est là où l'auteur s'est dit que tant qu'à en mettre toute la gomme côté gastronomie, il ferait pareil côté littérature. On devinera rapidement qu'on est au pays de Rabelais et de Gargantua. Alors, Énard, pendant quelques pages, se prendra pour Rabelais. Au début, oui, c'est dans le ton du livre, mais à force, certaines envolées seront parfois longues. On parlera, racontera. On chantera les vieux poètes. On verra même passer ces "bons vieux Gaulois" à un certain moment donné. Bon. Débat de société franco-français s'il en est un... Mais fallait-il vraiment...

Et comme les estomacs des convives, certaines de ces pages deviendront vite un peu trop lourdes, alors on se perd et on regrette les personnages du début du livre.

Mais ils reviennent, à tout le moins le narrateur du début, pour le dernier quart. C'est dans l'oeil de ce personnage qu'on trouvera les plus belles pages sur le coin de pays qu'il découvre et auquel il finira par s'attacher complètement. L'hommage quitte alors l'intellect pour provenir du coeur, et on retrouve le Mathias Énard talentueux qu'on aimait tant. On aurait pu tomber dans le cliché, mais non. On n'est pas ici dans le rabaissement, le petit peuple étroit d'esprit, frustré, qui déplait au citadin instruit. Énard nous montre plutôt les meilleurs fruits du crû.

Encore une fois, Mathias Énard montre l'ampleur de son talent, peut-être avec un peu trop d'ardeur, c'est bien dommage, mais quand même. On est touchés lorsqu'on découvre que cette région qu'il décrit, c'est la sienne. Si on le connaissait déjà, à la fin du livre, on lui pardonne ses quelques écarts, en attendant son prochain roman, qu'on espère aussi bon que les autres, mais pas aussi copieux que ce dernier.