mardi 9 février 2016

10:04, de Ben Lerner, éditions McClelland & Stewart

Se raconter, c'est tout un art. Combien s'y essaient avec des résultats décevants parce qu'ennuyants, décalés, égocentriques, ou carrément inutiles. Aussi, lorsque ça réussit, ça cartonne. C'est ce qui est récemment arrivé avec le Norvégien Knaussgard. Me voici, avec Ben Lerner, face à ce qui ressemble le plus à ça.

Il est toujours assez stupéfiant de se surprendre soi-même à aimer un livre qui nous apparait à mille lieux de ce qu'on a l'habitude d'aimer. Et pourtant, si on aime un livre comme 10:04, c'est qu'on aime se faire raconter des choses. Et quelles choses? Qu'importe. Du moment que c'est bien raconté.

Le narrateur de ce livre habite New-York. L'inverse est aussi vrai: New-York l'habite. Célibataire dans la trentaine, il passe le plus clair de son temps avec sa meilleure amie qui, pour une raison que je ne vous dirai pas, décide qu'elle veut un enfant de lui, mais par fécondation in vitro. En même temps, le mec en question, enseignant et écrivain ayant connu un certain succès avec sa dernière parution, a une petite amie qu'il voit de temps en temps, une fille du milieu des arts, vaporeuse, distante mais présente en même temps.

Le narrateur fréquente aussi aussi des amis du milieu littéraire. Bref, ça fait beaucoup de monde, mais toujours, avec le personnage principal. Et tout ce beau monde est new-yorkais, mais alors là vraiment, et on a des opinions sur tous et sur tout, et on se pose des questions sur soi, un peu sur les autres aussi, mais surtout sur soi.

Bien sur, on pense à Woody Allen, parce que ça sent souvent la névrose, le "trop de ci" ou le "pas assez de ça". Puis surviennent, ici et là, des histoires racontées par d'autres qui, on le constatera, feront partie d'un livre que le narrateur est en train d'écrire, à moins que ce ne soit le contraire?

Lorsqu'on lit un peu sur Ben Lerner, on ose croire que sa vie ressemble à celle du personnage de ce livre. Aussi est-on souvent en train de se demander si ce qu'on lit est "vrai" ou " raconté". Rempli de scènes de la vie quotidienne, 10:04 captive par sa linéarité, comme si notre regard était happé par quelqu'un qui passe dans la rue, ou par un voisin, dans le métro, et qu'on le fixait involontairement, hypnotisé par quelque chose qu'on ignore. Ce type d'écriture m'attire irrésistiblement. On dirait un hyper-réalisme qui dépasse le journal écrit ou le carnet de voyage. Un tel livre transforme le lecteur en voyeur et c'est cette transformation qui me fascine.

Certaines scènes de 10:04 se passent lors des ouragans qui ont récemment passé par New-York, inondant quelques zones. Je dois dire que j'ai souvent ri pendant ces scènes et d'autres aussi, comme celle où le gars doit aller faire un don de sperme pour la fécondation à venir. Et c'est sans compter d'autres scènes très touchantes, dont certaines, brillantes, où la présence d'un enfant contaminé par les névroses des grands qui l'entourent nous donnent à penser sur beaucoup de choses.

Paru en 2014 dans sa langue d'origine, 10:04 n'est pas traduit en français. Seul son roman précédent, Au départ d'Atocha (que je n'ai pas lu), l'est. Bien qu'un peu docte par endroits, l'écriture de Lerner est très abordable et le style atypique de cet auteur américain mérite qu'on le lise dans sa langue d'origine. Très Américain, mais pas comme les Américains. Si ça vous titille, laissez-vous tenter!

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